VOYAGEUSE AU CAFÉ
Si elle n’est pas à l’atelier, descendez au café, vous avez des chances de la trouver. C’est là qu’il y a ces visages, ces corps posés là comme en attente, croit-elle, d’être dessinés.
Elle accumule les carnets, pages bruissantes de conversations ou de solitude (Il faut être très près des gens 1995, Les chutes 1996), sans ces détails que sont les objets posés sur la table; pour eux, c’est une autre histoire (Les choses , 1996, Entremonde ( le bel amas), 2001, Les jardins de l’incertain, 2002), comme si, pour elle, les objets et les corps devaient toujours rester séparés.
Son travail s’est organisé par cycles liés à des séjours dans les villes, Berlin, Dresde, Prague, (Le poids des silences 1989-1993), La Rochelle (infinis 1995-1995), Odessa (La maison Odessa 1995-1998), New York, Marseille (D’Odessa à Odessa 1995-2000, L’écho Odessa, 2002), Fougères (À l'Ouest de l'Est)...On la croit toujours sur la route, alors que depuis des mois elle est plongée dans les dessins rapportés, reconstruisant en peinture tout ce que le voyage a déposé en elle.
En 2003 elle présente un hommage à Paul Celan au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris.
Et puis il y a les voyageurs, ceux des villes, les gyrovagues, c’est un monde dont elle ne peut se sentir éloignée (Enfermés dehors 2000-2005, Les êtres gyrovagues 2005, Est-ce ainsi que les hommes vivent, portraits des habitants de la Jungle de Calais, 2015-2016, Des hommes qui dorment 2018). S’ajoutent à cela de longues suites de dessins liées à de primordiales rencontres littéraires, avec Patricia Runfola : Leçons de ténèbres, 2008, Karel Capek : Une vie ordinaire, 2010, Franz Kafka : mon kafka, 2006-2015…
100, boulevard du Montparnasse, livre écrit et dessiné consacrée à sa famille, est paru en septembre 2011 aux éditions Les Cahiers Dessinés (Buchet-Chastel), mon kafka a été publié en 2015 par les éditions encre marine (Les Belles Lettres), et en 2018, Des routes, écrit par Carole Zalbzerg, vu par Anne Gorouben aux éditions Le Chemin de Fer. En 2021, Nous, Marilyn, polyptyque de 36 portraits de Norma Jeane/Marilyn Monroe parait dans Le ravissement de Marilyn Monroe, accompagné d’un texte d’Olivier Steiner aux éditions Métropolis. Ces dernières années son travail s’est organisé principalement autour du dessin.
"Peut-être, comme le remarque Saul Bellow, l’histoire d’une vie n’est rien d’autre qu’un exil. C’est cet exil qu’on trouve imprimé sur les visages des personnages d’Anne Gorouben. Pire, ces êtres nomades, qui se voient dans l’obligation de quitter leur lieu et entrer dans une spirale interminable, souvent tragique, semblent avoir renoncé au visage. Suivis par l’artiste qui se place toujours dans une distance juste, celle d’une empathie respectueuse, ils sont usés, délavés, effacés par la vie. Anonymes mais terriblement proches, ces hommes, femmes ou chiens, même en arrêt, se tiennent prêts à plier bagage et se poser un peu partout, comme si la mobilité, le dépaysement, le déracinement étaient inscrits en eux définitivement.
Les personnages ou plutôt les silhouettes figurées par le peintre donnent le sentiment d’être de passage, en arrivée ou en partance, de faire des rencontres passagères, de se diriger ou de regarder vers un ailleurs situé hors-cadre. Peut-être que notre siècle, marqué par l’exode de masse, a donné naissance au syndrome d’errance perpétuelle.
La force de ces représentations est d’exprimer avec peu de moyens une détresse profonde, la détresse de ceux qui n’ont pas les moyens de l’exprimer. En choisissant de mettre en scène des hommes sans domicile qui déambulent dans les rues qu’on connait, qui évoluent dans notre proximité, l’artiste nous oblige à voir ce qu’on ne regarde plus. L’œuvre d’Anne Gorouben, grave mais évitant le pathos, est à l’image de la dignité silencieuse et retenue de ses personnages ; chez elle, l’esthétique va de pair avec l’éthique".
Itzhak GOLDBERG