1999 D’ODESSA À ODESSA, Marseille
J’erre de bar en bar, de conversation en conversation. J’apprends des choses et leur contraire, par les uns et par les autres, propos optimistes, pessimistes, sur la ville. Je vois la mer, mais je suis citadine, je remonte toujours vers les rues.
La rue de la République, brutale tranchée Haussmanienne, déroule ses immeubles comme d’imposants navires dont les proues régulières se succèdent, en troupeau bien rangé. A la « Samaritaine », rien à voir, mais tout à entendre, le vacarme, pompiers, sirènes de police, klaxons. C’est un lieu pour écrire, dans le bruit de la ville, bruit de fond de la vie. J’y passe, je lis, comme au « Petit Montmartre « où j’ai mes habitudes, parisiennes comme leurs noms.
Passages de la Lorette, de la rue d’Aubagne, du petit pont derrière la Belle de Mai… Carrefours Noailles et autres…
Carrefour des existences, celles des « vrais marseillais » (là depuis des générations) des » marseillais de souche » (Corses…) des enfants, petits-enfants de l’Arménie, de la Russie, des rapatriés, des mains-d’œuvre appelées à différents moments du siècle de l’Afrique, de l’Asie. Des histoires, des strates, de l’oubli, de l’enfouissement. De l’attente, de la vie qui passe.
Les Comoriens qui vivent à St Joseph, me raconte Michéa Jacobi, ont donné des noms de chez eux aux arrêts du bus 31 qui monte de la Canebière. Des noms de leurs villages. Belles et singulières appropriations de la ville par les communautés qui se côtoient sans se rencontrer, se heurtent ou se mêlent, suivant les époques, et les regards.
Territoire que l’on garde jalousement, partage ou méfiance, sourires pacifiés et las, ou agressivité, sang qui s’échauffe vite sous le soleil.
Après la ville, je remonte en bus à Château-Servières, avec les familles, en ce mois d’août 1999 où les ordures jonchent le sol, dans ce paysage bouleversé en cinquante ans où ceux qui me parlent se souviennent parfois de la campagne, où les transports s’arrêtent à la nuit, où certains vivent dans l’enfermement, le repli.
Je me souviens d’Isaac Babel, à Odessa, qui à 10 ans n’avait jamais vu la mer parce qu’il habitait au faubourg, dans la Moldavanka. Du château, on voit la mer, les montagnes, et Notre- Dame de la Garde sur son promontoire. On voit loin, à l’horizon.
Anne Gorouben, extrait de MARSEILLE-TRANSIT,
Marseille-Château-Servières, Août 1999