Comment c’est arrivé ? Lentement, par strates successives d’existence. Pendant un an, tout était clair, blanc, vide ou presque. On lui voyait les os, la structure. Dépouillé, il était nu. Et puis ma grand-mère Sonia, qui s’ennuyait depuis tant années, est morte, d’une mort douce à 89 ans. Avec ma tante j’ai vidé l’appartement si petit et propre et j’ai été celle qui eut à fermer la porte et rendre la clef à la gardienne. Aurais-je pu abandonner le moindre objet humble de sa vie, d’elle qui ne gardait que l’essentiel ? J’ai embarqué les vieilles lampes nécessitant encore un transformateur, son étagère à épices dont je ne me suis jamais servie, deux souvenirs d’Israël où elle n’a jamais mis les pieds, et quelques- unes de ses robes que je n’ai jamais mises et dont je me suis séparé longtemps après. (Certaines histoires me hantent, comme celles des vieillards retrouvés dans leur appartement envahi où quelques chemins laissent encore accéder à la cuisine, la salle d’eau, les toilettes… Suis-je proche d’eux ? Suis-je collectionneuse ou « amasseuse » ?) De la pauvreté originelle de ma grand-mère paternelle, de sa privation volontaire (elle déposait tous ses remboursements de sécurité sociale sur un compte bloqué qui lui permit de léguer fièrement à chacun de ses petits-enfants, de son vivant, un héritage d’un million d’anciens francs), de ce dépouillement et de mes familles qui ont tout perdu à plusieurs reprises vient peut-être ma propension à tout garder. Papiers, courriers, photographies scolaires et jouets d’enfance, vêtements de mon adolescence ou de mes proches disparus…, et tous les « Ça peut servir », merveilleux et étonnants objets de rencontre, de ceux que je trouve si beaux dans leur déchéance parfois. À la mort de ma seconde grand-mère près de 10 ans plus tard je rassemblai à mes pieds sur le sol de l’atelier mes objets hérités et beaucoup d’autres, et je me mis à dessiner ce « Bel amas ». Mon atelier est plein et vivant, on ne lui voit plus un os, c’est mon univers de travail où se croisent mes modèles : poupées, livres, entonnoirs, nains de jardins, oiseaux de toutes espèces, fleurs de toutes matières………. Je vis dans une « vie paisible », La Cabane du Colporteur s’est étendue à tout l’atelier. Il est devenu Le Bel Amas. Venus de partout, de villes traversées, de lieux ignorés de moi, mes objets habitent joyeusement l’espace de mon Cabinet de curiosités et les âmes de mes « choses » choisies m’accompagnent.
* Le Bel Amas : Cabinet de Curiosités
Anne Gorouben avril 2016, texte du livre lithographié ANATELIER avec Nancy Sulmont, Michel Lascault, Hélène Rajcak et Pascale Roué (Kim), éditions Le petit jaunais, Nantes